Dans le théâtre de ma mémoire
Je songe à mon pays et à ma ville, tandis que la nonchalance érudite et tranquille de Genève m’incite à l’écriture. La bise de Genève se lève à nouveau. Les feuilles voltigent dans le jaune-gris pâle de Van Gogh. Avant d’aller au café du Grütli, je jette un œil sur le programme du cinéma et du théâtre. Ulrich, les regards interrogateurs et perçants des solitudes inexprimables, M. Bloom ou bien Sylvia Plath, une multitude qui marmonne à demi-mot et avance d’un pas cadencé et mécanique.
Sans hésitation, je choisis la pièce Palavie de Valérie Poirier. Que choisir d’autre que l’exploit, assurément douloureux, de nous représenter notre existence et la formation de notre être ! L’identité d’un Jean-Paul endossée malgré lui par l’Algérien Nadji. Comme la voix de Nadji me paraît familière, la scène se perd dans le brouillard, les mots résonnent dans ma tête, mes yeux se ferment.
ACTE 1 : Nous sommes dans le train pour Ankara, au fond des yeux de ma mère flotte du chagrin, je tripote les motifs de ma veste en laine rose. Ma mère se lamente, « comment allons-nous apprendre le turc, nous autres ? » Dans notre bicoque de Cebeci en banlieue d’Ankara, mon père essaie de nous inculquer quelques premiers mots de turc, pendant que ma mère et moi regardons par la fenêtre, « le prof est absent ! Je veux du pain ! » La bouderie et la contrariété de ma mère finissent par se transformer en une obsession de propreté. Diyarbakir nous manque… Une fois la formation de mon père achevée, nous revenons dans notre région. On a voulu former mon père afin qu’il comprenne les actes notariaux et qu’il puisse communiquer avec les soldats débarquant au village. Mon père goûte à la joie pudique d’être le premier diplômé d’université et il se fait le parent de tout le monde, notre maison est pleine à craquer, mon grand-père râle, « pourquoi vous avez changé la langue de cette fille ! » Les week-ends, les élèves de l’internat remplissent notre maison, j’observe par l’embrasure de la porte, mon père leur lit des livres. J’entends les noms de Deniz Geçmiş, Sait Kırmızı Toprak, Molla Mustafa Barzani. Je n’arrive pas à trouver un sens à Deniz Geçmiş. Quand j’explicite à mon père le sens littéral de son nom comme étant l’homme qui visite les mers, il s’esclaffe : « Son prénom, c’est Deniz, la mer. Et son nom Geçmiş, a visité. La plupart des noms turcs ont un sens. Tu as compris maintenant ? » Avec le coup d’Etat par mémorandum de 1971, nous sommes mutés à Nevşehir. Partis sur la route un jour neigeux d’hiver, nous ressentons jusqu’aux tréfonds de notre âme que nous sommes des étrangers. Chaque soir, nous attendons avec impatience l’heure d’écouter le conte populaire de Sengülo, Mengülo, Alikiçengülo en kurde à la radio d’Erevan. Comme nous ne nous joignons pas aux enfants du quartier pour aller à la mosquée, nous sommes étiquetés comme kurdes communistes. La seule fois où ma sœur et moi décidons d’y aller ensemble, nous nous faisons agresser par un groupe et c’est à grande peine que nous réussissons à nous sauver pour rentrer chez nous. Je lis comme une folle et sans prêter attention aux paroles de ma mère, « tu ne penses qu’aux artistes, qu’aux livres, tu vas redoubler ! », je lis soit la fenêtre occultée, soit la nuit sous les rayons de la lune. À la fin des années soixante-dix, notre retour à Diyarbakir coïncide avec la montée du mouvement révolutionnaire.
ACTE 2 : Des jours aussi dévastateurs qu’une horde mongole… C’est l’époque des affrontements entre groupes politiques radicaux, des grèves, des boycotts, des meetings, du marché noir et de la mort… Les livres Au nom du peuple, Mère, Les Rochers rouges, Et l’Acier fut trempé, Le Commissaire Mémo passent de main en main. Je suis en classe de seconde au lycée de Diyarbakir ; des abla en parka viennent de l’Institut de Pédagogie et nous vendons ensemble des livres et des revues. Elles me font lire un paragraphe du Matérialisme historique et me demandent ce que j’en ai compris, « rien du tout ». Ma mère s’emporte contre mes retours tardifs de nuit, elle m’attend au balcon, se fâche contre les abla, ces filles plus âgées qui nous chaperonnent. Je n’arrive pas à me soustraire à cette autorité. Je me noie dans la lecture, tandis que les classiques russes et français me bouleversent, je découvre Simone de Beauvoir et Sartre. J’assimile le fait que les mots « existence » et « liberté » forment un tout inséparable l’un de l’autre, puis je prends conscience que le chemin menant à la liberté et à l’indépendance est celui de la connaissance. Les échanges d’ouvrages ne suffisent plus, je vends des boucles d’oreille pour m’acheter un carton de livres ; après chaque lecture, ma conscience vacille, se morcelle et tandis que je vis une renaissance, je suis soudain assaillie d’affection et d’attention. Cet intérêt me plaît et sans bien comprendre ce que cela signifie, je me retrouve fiancée. Rien ne passe avant la lecture, ni le fait de poursuivre mes études à l’université, ni mon travail à la banque en maquillant mon âge, ni le mariage… Un an après la fin de mon lycée, nous sommes réveillés par le bruit des tanks envahissant les rues et par des sons métalliques qui seront amener à durer. Les livres sont plus dangereux que les armes ; le jour où nous faisons passer des sacs entiers d’ouvrages à la campagne, notre maison est perquisitionnée. « Un terroriste, un livre, un livre, un terroriste ! » affirme ce commissaire aux yeux d’azur et avec lui tous les commissaires…
INTERLUDE : Dans les pays prétendument démocratiques, être « l’Autre », être une femme, être humain, se mêler d’art et de politique exige du courage. Les femmes sont prises dans l’étau de leurs multiples soumissions. Quand ceux qui incitent à boire le nectar du sacré et du traditionnel sont aussi au pouvoir, la liberté n’est rien d’autre qu’un doux rêve ! Sans compter les malins socratiques, les bavards platoniciens, les jeux de logiques dignes d’Aristote… Ces esprits virils fallacieux et bornés ... Aussi, se développer et créer est douloureux et en même temps ne l’est pas. Nos problèmes sociaux et politiques sont étroitement liés à notre existence et à notre dépossession de nous-mêmes. Dans cette réalité, seules notre persévérance et notre détermination peuvent nous éviter de n’être que des pâles figures inconsistantes.
ACTE 3 : À la fin des années quatre-vingt, devenue mère, je m’inquiète de finir au foyer et cette crainte resserre plus étroitement mes relations avec les revues politiques et littéraires que je suis depuis des années ; plus je lis, plus je m’isole, mon envie d’écriture n’est pas prise au sérieux ; mon amour pour la littérature et ma vocation d’écrire se changent en panthère féroce. J’ai auparavant envoyé mes poèmes sous forme manuscrite à des revues littéraires sérieuses et alors qu’ils y sont publiés, l’atmosphère de ma ville se transforme, les femmes descendent dans l’arène, elles sont à la une des journaux côté à côte avec les hommes, au maquis, en prison, elles brandissent le signe de la victoire en faisant des youyous, leurs enfants sur les genoux. Les disparus, les assassinés en pleine rue sont comme autant de serments gravés dans leur existence... Et le maquis n’apparaît plus comme un fourvoiement. Kafka a dit « Voler l’enfant au berceau, c’est danser sur une corde raide ». Nous aussi, nous avons été volés au berceau et n’est-ce pas au-dessus des flammes et non sur une corde raide que nous avons dansé, n’avons-nous pas été les pêcheurs et les exilés de notre propre langue ? Alors que les journées commencent par le décompte des morts, mes sanglots sur ma situation de femme se transforment en récits. Le Şahmeran de ma solitude[1] me murmure les récits merveilleux et rebelles de ma ville. Faust dit « Au commencement était l’action ! », je le défie en affirmant qu’écrire aussi est une action. Mon périple dramatique entre deux langues débute ; les langues de la terre et du ciel se disputent, l’importance du savoir et du pouvoir des mots s’impose, je suis assiégée par l’histoire qui impose de taire dans la langue le moment où mon identité s’affirme. Écrire, c’est la liberté et la puissance ! Tandis que dans ma chambre, j’entame un voyage vers ce monde merveilleux, pas totalement exprimable, se fait d’abord plus prégnante la responsabilité envers mes filles, puis envers ma famille. J’étouffe de nombreux élans intérieurs et ne trouvant pas en moi le courage d’assumer une vie mouvementée, je recherche dans les livres de l’affection et un amour meilleur.
ACTE 4 : Alors que la guerre se poursuit, la vie continue douloureusement… Je suis heureuse de vivre dans ma ville, car elle illustre ma propre existence. Les atteintes aux droits de l’homme et les fêtes du Newroz attirent l’attention du monde entier ! Ma ville accueille des festivals internationaux, favorise les rencontres de voix et de pensées venues des quatre coins de la planète. Cet intérêt accentue mon sentiment de responsabilité et en parallèle, mon angoisse croît. Je suis déchirée par tout ce que je dois remettre à plus tard….
Je suis de plus en plus insurgée contre la relation maître-esclave. Cette réaction, c’est le rejet naturel que ressent quelqu’un qui a évolué et a créé pour celui qui ne progresse pas. Je parviens à prendre la décision de mettre un terme à vingt ans de mariage.
En 2003, après ma participation au Festival d’Art et de Littérature de la ville de Genève, je m’étonne de cette voix entêtante qui m’a incité à entrer dans mon univers naïf, de ma prise de décision si radicale et de mon installation à Genève. Je l’ai évoqué lors d’un reportage, il convient de rencontrer les personnages de Dostoïevski dans la vraie vie. J’ai expérimenté et appris, même si tardivement, que sans une connaissance du mal et de la méchanceté, beaucoup de choses sont vouées à rester incomplètes et les expériences intérieures irréalisables.
Un pays différent, une langue et un environnement nouveau, cela n’était pas évident du tout ! Je songe à mon pays et à ma ville, tandis que la nonchalance érudite et tranquille de Genève m’incite à l’écriture.
RIDEAU : Nadji tient les cendres de sa mère entre ses mains. Il lui pardonne de l’avoir forcé à être Jean-Paul et disperse ses cendres vers l’amour et l’éternité de l’univers.
Je sors du Grütli. J’apprends à mettre à distance cette solitude qui m’effraie et m’obsède à la fois, tout en gardant à l’esprit que le destin des intellectuels selon Edward W. Saïd s’écrit dans l’exil et la solitude…
[1] Şahmeran, ou Shahmaran, est une créature mythologique de Mésopotamie et d’Anatolie. Elle possède une tête de femme et un corps de serpent.