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Au revoir petite maman 

Chadia Atassi

 

© Shireen Ali, acrylique en papier, de la série : je veux te donner la paix, titre : sortir (2022/23)

 

* Extrait du roman « Tangho al-gharam » (Le Tango de la passion) de Chadia Atassi (publié en 2020 chez Dar al-arabiyya lil-‘ouloum)

 

Ma fille me surprenait. Ce n’était pas la Nadia que je connaissais ! Elle virevoltait autour de son père telle un papillon, éblouie par cette présence paternelle qui lui dessinait les contours d’une vie extraordinaire, bouillonnante et pleine de promesses. La vie devenait une alternative agréable : elle commencerait un cours de langue pour rejoindre ensuite une école qui la préparerait à l’université. Elle en rêvait depuis longtemps.

L’âpreté des jours de guerre commençait à s’estomper dans sa mémoire. Du moment que cet homme se trouvait à ses côtés, l’abandon dont elle avait souffert et son amertume s’éloignaient. C’était la première fois que je voyais dans ses yeux ce rire différent, et qui brillait de l’éclat d’une jeune femme en devenir.

Avide de comprendre les mystères qui l’entouraient, de se rapprocher de l’âme de ce pays et de la manière dont on y vivait, elle s’était éloignée de moi. Elle veillait tard le soir pour préparer les cours du lendemain. Elle épelait les mots en allemand, prononçait chaque lettre, patiemment et avec persévérance. Elle interrogeait tantôt Khaled tantôt Matilda et David sur absolument tout ce qui concernait la langue. Elle se levait tôt, prenait son temps pour s’habiller – jean et baskets, blouson, sac à dos en cuir –, m’embrassait furtivement. « Au revoir petite maman ! » me murmurait-elle pour plaisanter en allemand. Et elle faisait un signe enjoué à Khaled venu plus tôt la chercher pour l’accompagner alors que lui me lançait bruyamment : « Mon café syrien s’il-te-plaît belle dame, ici sur la terrasse ! » À chaque fois, Nadia protestait depuis l’intérieur. « Mais enfin papa, il fait froid sur la terrasse ! et tu sais que je n’aime pas le café syrien. » Khaled n’y prêtait pas attention. Il fermait énergiquement son lourd manteau de laine, attrapait la chaise qui se trouvait en face de moi et s’asseyait. Il contemplait mes plantes. La menthe, le basilic et le thym vert que j’avais plantés moi-même pointaient la tête. Leur parfum puissant leur conférait une élégance qui convenait parfaitement à la terrasse. Les pétales de lys et de roses, timides, ne s’étaient pas encore déployés. Il régnait entre nous un silence imprégné de l’embarras qui s’était installé depuis ce dîner qu’il avait quitté en colère. Nous nous méfiions l’un de l’autre.

Ce matin, il semble vouloir faire une trêve. « J’aime boire mon café tous les matins avec une belle femme qui a planté de ses propres mains des aromates dont les parfums exhalent », me dit-il posément, en me regardant droit dans les yeux. Je me détourne. Je ne réponds pas. Il rajoute en m’observant avec ce regard séducteur que je connais parfaitement : « C’est tout à fait toi ça, au milieu de tes plantations, tu imprègnes le lieu de ton âme. »

– Toi aussi toujours pareil à toi-même, tu maîtrises parfaitement l’art de la séduction et des belles paroles.

– Tu me manques.

Je me plonge dans le nettoyage des pots de fleurs. Toutes ses tentatives de se rapprocher de moi échouent lamentablement. Je suis dans un autre monde où il n’y a pas de place pour lui. Nadia arrive, nous regarde et saisit le bras de son père. « J’ai tellement de chance de t’avoir papa, toutes les femmes me jalousent », dit-elle en me défiant du regard.

« Tout va bien maman ? », question innocente de ma fille, ou qui prétend l’être. Non, je n’allais pas bien. Il était vain de lui cacher quoi que ce soit. Bien qu’elle ne quitte plus Khaled d’une semelle et qu’elle aime passionnément sa nouvelle vie, je sens son regard me suivre partout, elle me scrute avec crainte. Elle observe avec appréhension ce que je vis. La flamme de l’amour est un parfum que l’éclat de l’œil trahit, comme les petites erreurs qu’il nous fait commettre et cette mystérieuse solitude dans laquelle elle me voit me complaire. Je me détournais progressivement de mes intérêts quotidiens auxquels elle s’était habituée. La nuit je l’entendais passer, pieds nus, devant la porte close de ma chambre.

« Papa, il se passe quelque chose d’étrange avec maman, je n’arrive pas à comprendre quoi. » Je l’avais entendu dire cela, essayant de ne pas élever la voix lorsqu’elle lui parlait au téléphone. Khaled avait dû partager son angoisse parce qu’il nous a proposé de sortir le soir même pour dîner dans une brasserie toute proche. J’avais hésité. Et cet amant qui me rendait visite tous les soirs, comment faillir à notre rendez-vous ? Mais devant l’insistance de Nadia, je n’ai pas pu refuser. Si je lui faisais faux bond ce soir, je lui manquerais d’autant plus.

Nous avons l’air de former une famille en cette soirée de la fin de l’été. Une légère brise souffle. La lune luit. Elle frissonne. Nous nous installons sur la vaste terrasse du bar. Nous buvons un café tout en discutant. Khaled m’entoure d’attention et de galanteries. Je lis dans ses yeux une passion ancienne. Il n’essaye même pas de la cacher, c’est comme si nous rejouions le passé, ce jour où nous nous étions rencontrés devant la bibliothèque de Sahat al-Najme à Damas. À l’époque, nous étions des jeunes gens que la vie n’avait pas encore brisés. C’était en tout cas l’état d’esprit de Khaled mais plus du tout le mien.

– C’est toi que je veux, je t’aime toujours, je ne cesserai de t’attendre.

– Trêve de balivernes, tu vis avec une autre femme.

– Tu sais bien que ce n’est pas une histoire sérieuse. Elle s’en ira quand je le lui demanderai.

Je regarde cet homme. Un flot d’images et de détails des longues années passées ensemble affluent dans mon esprit. Il est toujours attirant et il semble être un père affectueux. Cela me rend triste de le voir comme anéanti aujourd’hui. Cette flamme qui l’animait s’est volatilisée. Cette fierté qui lui donnait des ailes a disparu. Khaled n’était pas un homme mauvais et il m’avait aimée. Peut-être l’avais-je aimé moi aussi. Mais cet amour n’avait été source de lumière pour aucun de nous. Il nous avait éteints au lieu de nous galvaniser.

Je suis tellement loin de Khaled et de Nadia. Que m’arrivait-il avec cet étranger ?

Je m’éloignais de la route toute tracée de ma vie. Je savais que je posais le pied sur un chemin empreint de mystères. Je m’y enfonçais de plus en plus. Et je m’y complaisais. Je ne savais pas où il me mènerait mais je n’essayais pas de l’empêcher. Je n’étais moi-même que lorsque j’étais avec cet homme. Avec lui, je pleurais, me lamentais et riais de tout mon cœur. Je réapprenais à me connaître, au début c’était à la fois difficile et épuisant, mais cela éclairait de nombreuses questions si difficiles de formuler qu’y apporter des réponses semblait inenvisageable. Était-ce l’amour qui amenait à cette introspection sans limite ?

C’est absurde. Nous vivons, toute notre vie, prisonniers d’une norme à laquelle nous nous sommes habitués, une personnalité superficielle, dans une seule dimension. Noir ou blanc, bien ou mal, avec l’injonction de nous définir de l’une ou l’autre manière sans quoi nous nous retrouverions taxés de « gris ». Mais en quoi cela serait-il une erreur ? Et qu’en est-il des autres couleurs attrayantes ? Pourquoi ne serions-nous pas plus proches de la réalité de la vie, de son état naturel ? Il est difficile de nous limiter à une couleur précise lorsque nous sommes nous-mêmes, avec toutes nos contradictions et nos désirs, et c’est précisément là que se situe la profondeur, la magie, la richesse et la chaleur de notre existence.

Dans ce large spectre du monde, je suis enfin moi-même : femme, être humain et amante. Séductrice et discrète. Forte et fragile. Je laisse mon instinct agir pour surmonter tout ce qui m’empêche de rejoindre cet homme inaccessible. Je voulais qu’il soit réel.

Pour la première fois, j’ai envie de me rebeller. Je veux qu’il sorte du roman et qu’il s’asseye à mes côtés sur ce canapé confortable pour sentir son souffle effleurer mon visage, ses mains jouer avec les mèches de mes cheveux, l’odeur de son corps lorsqu’il me serrerait fort contre lui, le goût de ses lèvres qui m’embrasseraient passionnément. Je le veux véritable, homme de chair et de sang… pour me fondre en lui…

Mais il ne viendra jamais.

Il ne me reste qu’à refouler mon désir pour retrouver mon amant dans le roman. Dieu que je peux être puérile ! Nulle. Idiote.

J’aime passionnément un écrivain qui habite son roman, dans un monde qui n’est pas le mien. Et jamais nous ne pourrons nous rapprocher l’un de l’autre. J’ai conscience de l’amertume de la situation. Je sais que je ne vais pas y échapper, que de nombreuses souffrances m’attendent tant que cet homme que j’aime tellement n’est avec moi que de manière hypothétique, dans un roman.

Me voilà qui me noie plus encore…

Mais hier, il m’a surprise. Nous étions l’après-midi. Je me trouvais dans la vieille ville, là où c’est encore plus bondé à cette heure de la journée, près du vieux pont de bois qui surplombe le fleuve et coupe la ville en deux. Les vieilles bâtisses qui se déploient sur ses berges rendent cette ville attrayante.

En dépit des nuages sombres qui annonçaient une pluie imminente, le brouhaha des cafés était à son paroxysme. Je choisis un petit bar et je m’installe dans un coin. Je commande un café. J’observe tout autour de moi avec curiosité. Des hommes, des femmes, des jeunes filles avec leurs parapluies, qui passent à la hâte devant moi pour disparaître au bout du pont. Je me demande où ils vont. Sans doute se rendent-ils à des soirées, des nuits pleines de joies et de divertissements, pour y retrouver amis et amours. Je ne cesse de faire des comparaisons, faisant fi du conseil de Mathilda. « Arrête donc de comparer ce qui n’est pas comparable », répétait-elle. Je les enviais. Ils vivent une existence réelle et bien remplie. Je soupire. « Qu’est-ce que je fais dans ce monde… », je me le demande, désespérée. Je n’arriverai jamais, malgré tous mes efforts, à me fabriquer une mémoire et une place ici.

Cependant, en un clin d’œil, la situation se renverse. Et mon questionnement prend tout son sens. Dans le ciel, les nuages délavés m’inspirent. Fini les comparaisons, je ne me sens plus seule avec mon désespoir. L’homme tant aimé est assis devant moi. Il me sourit d’un air espiègle comme pour s’excuser innocemment de se retrouver avec moi en plein jour. Je ne lui demande pas pourquoi il est venu. Je lui commande un café. Nous restons assis à discuter, libres comme deux oiseaux sur le point de prendre leur envol. Rien ne peut nous arrêter. Ni le vacarme de la rue. Ni la foule des passants. Ni les interrogations des habitués du café. Ni le regard déconcerté du serveur quand je recommande un café pour ce soi-disant visiteur assis en face de moi. Et me voilà qui vit avec lui, qui l’attend. Il ne quitte plus mes pensées, partage avec moi le café du matin, m’accompagne dans le centre-ville. Nous déambulons dans les quartiers anciens, nous nous embrassons, nous nous arrêtons dans les cafés. Et la nuit, il reste à mes côtés et dort dans mon lit.

 

– Mathilda, une femme de là-basLireماتيلدا...امرأة من هناك...

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