Mon grand-père

J’ai cinq ans quand mon grand-père meurt.
L’effervescence de la vie n’a jamais effacé son visage. Cheveux noirs bouclés et abondants, yeux noirs perçants, moustache noire et fournie, je peux dire que je me souviens de façon assez précise de sa physionomie, parce que des couleurs et des traits marqués ont un charme qui s’imprime dans l’esprit. Peut-être que son portrait toujours suspendu sur le mur de l’ancienne maison de mon enfance a aussi contribué à fixer ses traits dans ma mémoire.
J’étais la plus jeune de ses petits-enfants, ma chère Catherine, et sa préférée apparemment. Pourtant, pour une raison mystérieuse, je n’arrivais pas à savoir ce que je ressentais pour lui, et c’est toujours le cas aujourd’hui : un mélange d’admiration, d’amour et de peur. De peur, oui ! Sans doute à cause de cette crainte révérencielle que sa présence imposante suscitait chez nous tous, mon père y compris, mes frères et sœurs, et jusqu’à ma propre mère ! Sans doute aussi parce que je le voyais avec mes yeux d’enfant de cinq ans, austère et la mine renfrognée la plupart du temps. Je l’observais, ébahie, en train de dévorer avec appétit les petites boules de kebbés grillés sans prêter la moindre attention à la graisse qui lui coulait sur le menton et maculait ses imposantes moustaches. Les kebbés sont un mélange de belle viande de mouton très rouge et de boulgour pilé finement jusqu’à former une pâte souple, farcie de viande, de pignons et de gras, et que l’on fait griller au feu de bois.
Mon grand-père venait de Damas, où il résidait, pour nous rendre visite. Il avait toujours du travail ou des amis à voir dans notre ville de Homs et ses alentours. Je ne te cache pas que j’attendais sa venue avec impatience. J’avais mes raisons – ou devrais-je dire que c’était intéressé de ma part ? J’avais hâte d’entendre sa voix blagueuse me gazouiller à l’oreille : « Allez, allez ! Enfile tes nouveaux vêtements, je t’emmène en Suisse ! »
En dépit du ton péremptoire de sa voix et de son habituel air maussade, je sentais mon cœur trembler de joie. Je jetais un regard à la dérobée pour voir le visage de mes frères et sœurs, assombris par la jalousie. Je ne pouvais pas m’empêcher de ressentir de l’orgueil. Et je paradais devant eux en demandant à ma mère de me vêtir de mes plus beaux atours.
Me promener en Suisse en compagnie de mon grand-père à l’air renfrogné, chère Catherine, représentait pour la petite fille coquine et égoïste que j’étais un plaisir réel, celui de pouvoir profiter seule de ses cajoleries, lorsqu’il me prenait sur ses genoux et me mordait la joue en me demandant si j’étais heureuse. C’était sa façon de manifester sa tendresse, rien de plus. Je le regardais, ébahie. Il n’était plus le même ; son visage demeurait fermé, mais ses yeux pétillaient et sa voix se faisait plus tendre tandis que, dans la voiture, il écoutait à la radio la voix d’Oum Kalthoum. Il adorait les chansons de cette artiste et accompagnait leur rythme en dodelinant de la tête. J’étais surprise de le voir jouer les grands hommes, enjoué et bruyant, plaisantant avec les amis à qui nous allions rendre visite. C’était un autre grand-père que je voyais là ! Lorsque ses amis l’appelaient « Doktor », « Professeur », son rire s’élevait haut et fort, et puis nos regards se croisaient un instant. Il me faisait un clin d’œil. Je baissais les yeux et souriais avec retenue. « N’aie pas peur, grand-père, cela restera un secret entre nous », me disais-je. Ce qui m’importait, c’était de rester la petite-fille gâtée du « Doktor », celle qui recevait les attentions, le chocolat et les cadeaux.
La Suisse ! Mais de quelle Suisse parlait-on ? Il ne s’agissait que d’une blague que mon grand-père faisait à la petite fille crédule que j’étais.
Parce que cette Suisse-là, c’était la ville de Hama. La ville des célèbres Norias, ces antiques roues hydrauliques installées sur l’Oronte, chargées de recueillir l’eau du fleuve et de lui faire traverser les chenaux, afin d’abreuver terres et vergers le long des berges. Tu ne peux t’imaginer à quel point ces Norias étaient belles à mes yeux, elles qui tournaient sans interruption en émettant leur plainte mélodieuse, tendre. Hama se trouve à une demi-heure de chez nous en voiture. Elle était la sœur jumelle ennemie de notre ville de Homs, en raison de l’obligation de se partager les eaux de l’Oronte. Dans chacune des villes, les habitants considéraient que le fleuve leur appartenait, leur revenait de plein droit. Il y avait d’ailleurs pléthore d’anecdotes et de blagues à propos de la rivalité de ces deux villes.
Et puis, mon grand-père est mort subitement.
Je ne suis plus retournée en Suisse.
Mon grand-père n’était plus, chère Catherine. Il avait péri dans un accident d’avion aussi mystérieux que l’avait été son étrange vie. Il se rendait dans la ville de Hassaké pour ses affaires lorsque son avion a brûlé dans les airs. Tombé en panne. On a dit beaucoup de choses à l’époque, et comme pour d’autres évènements de la vie, la vérité demeure floue.
La vie de mon grand-père s’est terminée d’une manière dramatique, lui dont la présence imposante emplissait notre monde, et alors même qu’il avait toujours vécu en cultivant la force.
Mon grand-père n’était certainement pas quelqu’un d’ordinaire. Il avait toujours voulu faire partie du camp des forts. Il aimait passionnément la vie, l’aventure et l’être humain. Il avait obtenu sa licence en droit à l’université de Damas, puis épousé ma grand-mère avec laquelle il a eu deux enfants, dont ma mère. Mais ses ambitions étaient autres, peu en adéquation avec une vie ordinaire et bien rangée. Un jour, il décida de laisser sa famille et sa vie en Syrie pour rejoindre la Suisse et continuer à étudier le droit là-bas. Pourquoi la Suisse ? Je me le suis toujours demandé. Voilà qui n’était pas commun dans les années trente du siècle dernier. On dit que mon grand-père a fait partie des premiers à obtenir une licence en droit des universités suisse et parisienne. Lorsqu’il revint au pays, il était accompagné de sa femme suisse. Eh oui ! Il divorça de ma pauvre grand-mère et mit ses deux filles en pension le temps de s’organiser. Ma mère a donc eu deux frères de plus, à savoir les enfants que mon grand-père a eus avec son épouse suisse.
Ma mère était aimée de sa belle-mère. Nous tous aussi avons aimé cette femme. Nous l’appelions Tante Sousou, je ne sais pourquoi, ce n’était pourtant pas son nom. Elle avait appris l’arabe et appréciait de vivre en Syrie, ce pays qu’elle aimait profondément. À la mort de mon grand-père, elle est restée. Elle avait ouvert une petite école qui donnait des cours de français. Elle ne retourna en Suisse que beaucoup plus tard pour y finir ses jours.
Lorsque je me remémore cette anecdote de nos balades en Suisse avec mon grand-père blagueur, je souris en pensant à l’ingénuité de la petite-fille qui y a longtemps cru. Par la suite, ce souvenir a disparu dans le brouhaha de la vie, comme de nombreux autres épisodes de l’enfance. Jamais je n’aurais cru que je me rendrais, moi aussi, un beau jour dans ce pays.
Le destin a toujours le dernier mot !
Dans nos échanges écrits, je t’ai parlé de la puissance de la mémoire en te disant qu’elle était biaisée et sélectionnait les lieux et les choses qui avaient compté pour nous. Lorsque mon mari, qui avait été choisi pour faire partie d’une délégation hors du pays, m’avait demandé en riant où je voulais aller, je m’étais surprise moi-même en répondant du tac au tac : Genève ! Comme si cette réponse était demeurée enfouie en moi, prête à jaillir. Et cette fois-là, il s’était agi de la vraie Suisse et non pas de Hama en Syrie.
Lorsque mon mari eut terminé son travail à l’étranger, nous sommes revenus en Syrie. Nous nous apprêtions à vivre une vie plus stable, une retraite, après des années passées en déplacements. Mais les guerres changent nos destins. Ce qui est arrivé à mon pays a tout bouleversé, notre vie et celle de nos enfants. Nous sommes donc revenus en Suisse, pour demander l’asile cette fois. Et c’est ainsi que la Suisse est devenue notre patrie de substitution et que mes petits-enfants y sont nés.
Parfois, je me demande si mon blagueur de grand-père n’en avait pas eu la prémonition.
Quand je me promène le long de l’étroite berge du lac Léman, la silhouette de mon grand-père m’apparaît, comme dans un rêve, telle une créature bienveillante et fugace. Je me souviens alors de cette petite fille qui a cru à la plaisanterie de son jeddo et je m’interroge :
Est-ce que mon grand-père s’est tenu un jour sur cette même berge en demandant à Dieu que ses petits-enfants puissent vivre ici ?
En a-t-il vraiment fait le vœu ?
Était-ce le projet qu’il n’a pas osé réaliser pour lui-même ?