Tout ira bien – Première lettre
Lettre de Catherine Lovey à Chadia Atassi, le 13 octobre 2022
Traduction: Jumana Al-Yasiri
Bien chère Chadia,
Je suis heureuse que nous puissions nous écrire dans notre langue maternelle respective et échanger quatre lettres. Un très grand merci aux diverses personnes qui œuvrent pour « Weiter schreiben – Écrire, encore », un projet non seulement original, mais surtout plein de sens dans notre monde si bouleversé. Et merci d’avance à notre traductrice, Jumana Al-Yasiri, pour son travail.
Or donc, Chadia, nous avons un problème de langue. C’est-à-dire que nous n’avons pas en commun une langue qui soit d’un niveau suffisant pour nous permettre d’avoir ce qu’on appelle des échanges approfondis entre deux écrivains. C’est embêtant. Ce serait moins embêtant si nous étions deux photographes, ou deux pianistes ou je ne sais. Car voilà, la langue est l’affaire des écrivains. Et les discussions à propos du travail sur une langue, du travail sur la forme et sur le fond, peuvent assez vite devenir profondes, complexes, sensibles. Il nous faudrait donc une langue commune d’un très bon niveau pour aborder ces questions, et tant d’autres liées à notre expérience du monde et de la littérature. Cela dit, et tu le sais aussi bien que moi, ce problème ne nous empêche guère de nous comprendre en tant qu’individus, et aussi en tant que femmes. Nous nous comprenons, en dépit de nos cultures très différentes, et je suis persuadée que nous nous apportons mutuellement beaucoup.
Tu m’as proposé de m’apprendre l’arabe, ce dont je te remercie de tout cœur ! Sache que si je dois décliner ta proposition en ce moment, c’est uniquement en raison d’un manque absolu de temps. Car j’adore apprendre des langues, comprendre peu à peu leur articulation. S’il ne tenait qu’à moi, j’aurais depuis longtemps pris des leçons de roumain, d’arabe et de farsi. Je ne cesse d’ailleurs de travailler sur diverses langues dans lesquelles je suis plutôt à l’aise, l’anglais, l’italien et le russe. J’essaie aussi de ne pas laisser se décomposer l’allemand, une langue à laquelle je suis mentalement très attachée, car c’est la première que j’ai apprise très tôt à l’école. L’allemand m’a fait comprendre, toute petite, que ma culture française n’était pas le monde en soi. Qu’il existait plein d’autres mondes. Et que la clef pour commencer à les toucher, à les sentir – et aussi à devenir moi-même une personne un peu différente de celle que je suis dans la langue française – eh bien que cette clef, ce sont les langues !
L’autre jour, à Montbenon, nous avons parlé de cette question du TU et du VOUS, importante en français et dans d’autres langues, mais pas en arabe, m’as-tu appris.
Et nous avons décidé qu’entre nous deux, en français, nous pouvions nous dire TU !
Cette difficulté – de langue – dans notre relation, je te propose d’en faire une force. Comment ? À nous de l’inventer, au fur et à mesure ! De la même façon que tu m’as demandé à plusieurs reprises ce que l’on attendait de nous dans le cadre de ce projet « Écrire, encore ». Je t’ai répondu que je pensais que c’était à nous deux de l’inventer aussi. De mélanger nos univers, nos expériences. Et c’est à moi, plus particulièrement, de t’encourager de toutes les manières possibles à continuer à écrire, en dépit de l’exil, des difficultés, des incompréhensions. À mon avis, le projet « Écrire, encore » n’attend pas d’abord quelque chose de nous. Il nous offre avant tout cette possibilité inédite de nous mettre en contact. Et d’abaisser un peu les murs qui s’érigent, dans tant de pays, entre des exilés, des émigrés, des réfugiés et des habitants locaux. C’est déjà beaucoup !
Je voudrais profiter de cette lettre pour te demander de me parler un peu de deux points qui demeurent assez nébuleux à mes yeux. Bien entendu, tu m’en parles si tu en as envie, et de la manière que tu juges bonne.
La première question concerne l’exil. Chaque personne a son propre parcours, ses propres raisons d’avoir trouvé refuge dans un autre pays. J’ai, quant à moi, une connaissance précise de certains parcours d’exil, et donc une image de l’exil, liée à ces cas particuliers. Je ne te cache pas que j’ai été un peu déstabilisée lorsque j’ai fait ta connaissance, parce que, d’après ce que j’ai compris, ton histoire est encore une autre histoire d’exil. Il serait donc vraiment intéressant pour moi que tu m’en dises un peu plus sur la manière dont tu te situes, toi, en tant que Chadia, une femme syrienne exilée dans ce pays qui s’appelle la Suisse.
Ma deuxième question porte sur l’écriture. Sur ton rapport à l’écriture, y compris en tant qu’art. Pourrais-tu me dire, le plus simplement possible, ce que tu essaies de faire à travers l’écriture. Y a-t-il des thématiques qui t’obsèdent ? Aimes-tu la poésie ? En écris-tu ? Quel est ton rapport à la langue dans laquelle tu écris ? En quoi la terrible situation en Syrie influence-t-elle ton rapport à ta langue ? Essaies-tu d’expérimenter cette langue de manière différente, en fonction du genre de textes que tu écris, ou pas du tout ? Et peux-tu m’en dire un peu plus sur ta manière d’intégrer la Suisse et Lausanne dans ce que tu écris maintenant, puisque tu m’as dit que c’était ce que tu faisais ?
Profites-en aussi pour me dire en quoi je pourrais t’être utile, plus précisément. Et s’il existe (sûrement) des mystères de notre culture suisse romande que tu aimerais éclaircir ? Sens-toi libre de me dire ce qui est important pour toi. Je suis une personne à l’écoute des autres, y compris quand ces autres sont d’une culture très différente. Et lorsque je ne comprends pas, je ne me bloque pas. J’essaie tout simplement de comprendre petit à petit, de mieux en mieux.
Voilà, je t’embrasse, chère Chadia, je me réjouis de te lire, et je te propose d’ores et déjà cette petite phrase, comme un mot-clé entre nous deux : tout ira bien !
Si tu en as une autre à proposer, welcome !
Catherine Lovey, le 12-13 octobre 2022