Tout ira bien – Troisième lettre
Lettre de Catherine Lovey à Chadia Atassi, le 22 novembre 2022
Bien chère Chadia,
je te dis un grand merci pour ta lettre datée du 22 octobre qui m’a notamment permis de découvrir une facette de toi qui m’enchante, à savoir l’importance prise par l’écriture dans ta vie. Tu y donnes aussi une partie du programme possible pour notre relation amicale et professionnelle en écrivant que nous voulons entendre la voix de la culture de l’autre, de sa mémoire et de son histoire.
J’approuve cette ambition !
Je dois te dire aussi que je t’écris cette seconde lettre dans une atmosphère différente.
À la mi-octobre, je me sentais encore comme un poisson hors de l’eau. Comment pouvais-je percevoir quoi que ce soit d’un peu profond te concernant et concernant ton travail, ta culture et ton parcours, alors que nous avons ce problème de langue, que je ne pouvais pas lire quoi que ce soit que tu as écrit, et que notre rencontre se passe en Suisse, loin de ton pays que je ne connais pas du tout. Je me suis déjà retrouvée dans une situation où j’étais dépourvue de la langue, de l’écriture et des usages. Mais j’étais plongée dans le pays en question, à savoir la Russie. Et quand on se plonge dans une culture étrangère, au ras de sa vie quotidienne, à ses propres risques et périls, on finit par expérimenter cette culture autre avec tous ses sens. Et peu à peu, littéralement, celle-ci nous entre dans la peau. J’ai d’ailleurs écrit à ce sujet, dans un livre qui n’est pas publié encore, pour témoigner de cette expérience peu courante chez des intellectuels. Sans doute comprends-tu ce que je veux dire, puisque tu vis depuis dix ans en Suisse et ne dispose pas d’une bonne maîtrise de la langue française ?
Or donc, cette deuxième lettre, je te l’écris dans un contexte différent. D’abord, j’ai pu lire ta lettre, c’est-à-dire te lire, toi. Et nous avons vécu ensemble cette soirée du 14 novembre à Renens, qui lançait le projet. Nous étions bien entourées par Camille, Maud, Jumana, Lotfi, Cornelia et les personnes de chez Globlivres, quelle chance ! Et le public a été si attentif. J’ai pu voir à quel point c’était important pour toi de pouvoir t’exprimer, en arabe, devant une audience essentiellement suisse. Combien cela a touché ta famille aussi. Le fait d’avoir pu rencontrer tes fils, Fares et Lotfi, a été très important pour moi. Et aussi d’avoir pu saluer ton époux Tahir. Et échanger quelques mots avec certaines de tes amies, exilées comme toi, et qui t’ont offert cette belle azalée rouge ! Tout est devenu beaucoup plus concret, inscrit dans une réalité de terrain.
Parlant de ton pays dans ta lettre, et de cette guerre atroce, tu écris le monde ne nous a pas soutenus, il s’est contenté de nous regarder. C’est absolument vrai. Nous en parlerons, je l’espère. Tu dis aussi que tu détestes la politique. Et que pourtant, c’est la politique qui coule dans vos veines de Syriens et que tout le monde s’en mêle. Il faudra que nous en parlions aussi.
Pour ma part, je me suis toujours intéressée à la politique, et énormément à l’économie et à la science. Je peux te dire que chez nous aussi, les avis divergent grandement, les incompréhensions se multiplient, et les rejets brutaux. Pourtant, dans ce pays, par un miracle qui n’a rien de miraculeux, et auquel nous ne cessons de réfléchir (en tout cas moi), on ne s’entretue plus… La dernière fois, et j’y pense quand arrive le mois de novembre, c’était en 1847. La guerre du Sonderbund. Je te rassure, elle a duré moins d’un mois et a fait moins de 100 morts… Mais c’était une guerre civile ! Oui, tu lis bien : une guerre civile en Suisse ! Les cantons catholiques ont lutté contre les cantons protestants. Les uns ne voulaient pas d’un État central fort. Les autres oui. Cette tragédie a abouti à la Constitution de 1848. À l’école, on nous a répété que ce texte avait créé la Suisse moderne. C’est vrai. Avec un bon compromis suisse typique : un État central fort a été créé, mais on a laissé beaucoup de pouvoir aux cantons. Et toc !
Dans le même temps, en tant qu’écolière avec des yeux et des oreilles grandes ouvertes, je me suis posé pas mal de questions. On parlait de la modernité de la Suisse, de sa démocratie quasi parfaite… Or, chez nous, les femmes n’ont eu le droit de vote au niveau fédéral qu’en… 1971 ! Oui, tu lis bien… De quoi parlent nos politiciens quand ils parlent de démocratie admirable ? Les garçons naissent-ils tous incurablement borgnes ?
Oui, Chadia, ce pays en paix depuis longtemps et prospère, dans lequel tu vis et que tu apprends à connaître, eh bien ce petit pays est en effet très dynamique, très pragmatique, et aussi très arriéré à certains égards. Et il n’est pas le seul… Sans compter que nous autres, Suisses, nous ne savons même pas qui nous sommes. Nous ne parlons pas une langue commune ! D’un bout à l’autre de ce territoire minuscule, nos habitudes sont différentes, nos manières de voir et nos références culturelles aussi… C’est ce qui fait notre force. Et notre faiblesse, évidemment. Et cela influence le regard des artistes de ce pays. En tout cas, cela influence le mien en tant qu’écrivain qui s’est toujours intéressée aux autres langues, aux autres cultures, aux autres façons de voir et de faire.
C’est pourquoi je me réjouis de t’ouvrir à certains de ces traits nationaux qui sont très peu connus, même par nos voisins. Je me réjouis encore plus que tu m’ouvres à ta culture et aux écrivains que tu aimes. Que nous puissions évoquer certaines œuvres, comme celle d’Annie Ernaux dont nous avons commencé à discuter l’autre jour. Et que nous parlions ensemble de notre travail respectif dans ce que j’appelle souvent la salle des machines. C’est-à-dire la salle des machines de l’écriture littéraire.
Je t’embrasse, chère Chadia, et comme nous le savons toi et moi, tout ira bien !
Catherine, 22-24 novembre 2022