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Lettres > Suzan Samanci & Karelle Ménine > À bientôt tu sais – Première lettre

À bientôt tu sais – Première lettre

Lettre de Suzan Samanci à Karelle Ménine, le 01 décembre 2022

Un feu de carnaval, symbole de renaissance. © Karelle Ménine

Chère Suzan,

Nous sommes deux femmes, nous vivons dans le même pays et nous écrivons, voici ce qui nous réunit. Etrangères l’une à l’autre, l’isthme nous le construirons donc.

Je me suis assise dans un café, il est 17h16. Il pleut un peu. À côté de ma table deux femmes viennent s’asseoir et commandent des chocolats viennois. Je me demande ce qu’elles prendraient si elles se trouvaient pareillement assises à Dyarbakir. Je me demande ce qu’est devenu Dyarbakir. J’avais aimé la solitude de ses palmiers, le gris sombre des pierres de la mosquée, et son minaret blanc. J’ai rêvé que je voyageais à rebours. Je me souviens des longs remparts, de leur ombre offerte, des enfants jouant dedans. Je me souviens, aussi, des chars américains postés à l’entrée de la ville, image insultante même pour qui ignorait vos vies.

Le mot, en ta langue, pour dire cette absence que tu ressens maintenant de Dyarbakir, me le confierais-tu ? Je ne veux l’apprendre que de toi.

Chère Suzan,

Ecrire une lettre est une chose. T’écrire une lettre en est une autre. De mes questions vers toi pas une ne voulait être la première, alors je me suis placée en un lieu d’observation, au plus haut de Genève, dans la salle du guet de la tour sud, à la pointe des 160 marches montant en colimaçon vers la tête de la cathédrale Saint-Pierre. Le lieu est vide, plein de ces hommes, patrouilleurs immobiles, s’étant tenus là des années durant pour veiller leur ville, et qui ont disparu (le dernier guetteur, dit « Monsieur Magnin », l’a quitté en 1911). En cette cabane à la singularité de phare le bois grince et sent la poussière. Les lumières arrivent généreusement par de toutes petites fenêtres, on s’y trouve comme dans un bateau.

(S’il n’est plus possible de s’asseoir dans le cabinet étroit des toilettes désormais cadenassé, je l’ai observé longtemps, imaginant celui qui, depuis là, répondant à ses besoins, avait toute cette hauteur.

– Ah donc, revoici l’allumeur de réverbères.)

À quoi songeras-tu, ici, lorsque tu y viendras à ton tour ? Je regrette qu’accéder à cet abri soit payant. Ce genre d’endroit ne devrait pas être visité mais habité par des volontaires qui viendraient écrire, dormir une nuit, dessiner, ne rien faire d’autre qu’être avec eux-mêmes, nos lourds sommeils sous leurs couches. On confierait la clef à tel ou telle de passage, assurée de le, la retrouver au lendemain, un peu déplacé.e.

Ecrire une lettre est une chose. T’écrire une lettre est une chose difficile. Les mots sont comme les notes d’un piano qui, sans partition aucune, tente de délivrer – prudent de ne vouloir rien interrompre de plus essentiel – un battement. Je pensais donc, depuis là, que j’aimerais t’écrire comme Viva Sanchez (compositrice si fabuleuse) joue du piano. Du geste de répéter de longues heures sur l’instrument de bois de mêmes notes elle travaille à créer, par le corps et par l’esprit, son propre langage, complètement avec lui.

Il est ce jour un ciel d’automne frangé de bleu. Il glissera tout à l’heure vers la nuit. Il fait frais, pas encore froid. Pas encore totalement.

Chère Suzan,

Il a neigé sur les cimes. Je suis partie vers le col de la Forclaz en week-end et il avait neigé sur tout le village, comme un cadeau. Comme pour dire : les saisons reviennent, ça va aller. Ou comme geste de poésie. J’ai tout pris.

De là j’ai pensé à tes montagnes kurdes. Que voit-on lorsqu’on s’agrandit de les parcourir un peu ?

De là, des empreintes d’une biche sur le sous-bois neigeux, j’ai repensé à l’écrivain Tarjeiv Vesaas et son chef d’œuvre « Les Oiseaux ». J’ai repensé à Mattis, cet enfant au cœur pur qui traduit depuis les pas d’oiseaux dans la neige, un alphabet. Des mots. Et qui écrit à son tour, pour l’oiseau. J’ai repensé à l’écriture, à ce geste qui consiste à tenter de traduire, d’extraire ce qui est entré si profondément. De le faire par vagues échouées.

Chère Suzan,

Je quitte ce soir un bâtiment d’archives. Comme tu le sais je passe beaucoup de temps au milieu de ces boîtes grises ou noires où attendent, rangés comme tas de bois, des documents de toutes époques, polyphonie vivante. J’ai exploré les papiers soigneusement pliés, abimés parfois, et cherché les visages de qui s’étaient penchés sur les manuscrits, les lettres. J’y ai découvert les écrits d’une prisonnière d’Auschwitz confiant en quelques lignes gribouillées sur des feuilles volantes, avec le plus de précisions possibles, ce qui était subi. J’ai pensé à Simone Weil, Etty Hillessum Anne Frank. Je ne sais pas où elles ont trouvé la force de leur dignité. Ce que je sais, c’est combien ces femmes, en écrivant, ont tenté de faire contrepoids à ce monde saturé de violence. J’ai découvert aussi (ceci m’a retenue longtemps) des éléments sur la parole de ce peuple que des tribunaux moyenâgeux interrogeaient avec force. Lui que l’on traitait de gueux refusait jusqu’au bout d’être aussi traité de « malheureux ». Simplement.

Chère Suzan,

Il fait froid désormais. Ma mère m’a fait au crochet un châle couleur noisette. Je ne le quitte plus, en aime l’attention autant que la chaleur. Sa mère (une grand-mère adorée), de son nom de jeune fille, s’appelait Jacob. Au Kurdistan on dit que les juifs venaient des « tribus perdues » expulsées du royaume d’Israël après la conquête assyrienne du VIIIe siècle avant J.C.

L’exil, cet éternel retour.

Chère Suzan,

À bientôt tu sais.

 

Karelle

(Genève – La Forclaz – Toulouse. Octobre-décembre 2022)

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