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Lettres > Chadia Atassi & Catherine Lovey > Tout ira bien – Deuxième lettre

Tout ira bien – Deuxième lettre

Lettre de Chadia Atassi à Catherine Lovey, le 22 octobre 2022

Traduction: Jumana Al-Yasiri

Chadia Atassi avant son arrivée en Suisse devant le Sulaymaniyah Takiyya à Damas, Syrie © Privé
Chadia Atassi avant son arrivée en Suisse devant la Takiyya Sulaymaniyya à Damas, en Syrie. © Privé

Chère Catherine…

Je me considère chanceuse d’être impliquée dans un projet culturel et humain incroyable, avec des gens formidables : Anna, Marina, Camille, Jumana, et je n’oublie pas Dima qui nous a présentées. Et puis toi, chère Catherine, ils t’ont présentée comme une partenaire, écrivaine et intellectuelle, et je me suis retrouvée au début d’une expérience merveilleuse avec toi, en échangeant des idées, des conversations et des expériences. Une autre attraction devait se produire, je veux dire qu’une amitié commençait, prenait sa place.

J’ai lu ta lettre. Elle est tout aussi transparente, inspirante que riche. Elle essaie de construire des ponts de communication entre nous, une communication qui nous est possible grâce à ce projet étonnant par sa portée humaine, intellectuelle et littéraire. Ce projet nous a généreusement donné l’opportunité de construire des ponts de communication. La construction est toujours un acte positif par sa signification profonde et chaleureuse, non seulement entre des civilisations et des cultures différentes, mais aussi entre les êtres humains. Il n’est pas facile de construire des ponts. Il faut des connaissances approfondies, la moindre erreur peut conduire à la catastrophe.

C’est parti, nous communiquons, magnifiquement…

Je comprends ce que tu dis, chère Catherine, concernant la difficulté de la langue, mais malgré cette difficulté nous avons pu échanger à chaque fois que nous nous sommes rencontrées. Nous avons eu des conversations que nous pouvons considérer comme suffisamment profondes et intéressantes pour commencer. Nous voulons certainement les approfondir car nous avons beaucoup d’idées, beaucoup de curiosité envers le vécu de l’autre, nous voulons entendre la voix de sa culture, de sa mémoire et de son histoire.

En effet, nous venons de cultures différentes, mais est-ce vraiment une faiblesse ? Je considère la différence comme une force. Il n’existe plus de culture supérieure qui vit isolée des autres cultures. Le monde est devenu un petit village où chaque événement impacte le reste.

Je suis donc d’accord avec toi : transformons la difficulté de la langue en force. Nous voilà en train d’inventer, nous écrivons librement dans nos langues maternelles, nous proposons nos visions, nous évoquons en toute simplicité des sujets profonds, tout ce qui devrait avoir lieu entre deux écrivaines qui ont chacune leur monde intellectuel et culturel différent.

Je comprends ta curiosité que j’ai bien entendue et que j’accueille avec plaisir. Je pense que la curiosité est un don magnifique pour l’être humain en général et pour l’écrivain en particulier. Je parle de la curiosité au sens cognitif, j’y vois une source d’inspiration, de défi, de force, et de plaisir de découverte d’autres mondes. Nous pouvons intensifier cette curiosité dans le cadre d’une relation humaine, et les relations humaines sont l’essence des choses.

C’est peut-être plus simple pour moi – je ne parle pas ici de moi uniquement mais de la majorité de mes compatriotes –, je peux dire que je connais beaucoup de choses sur la culture occidentale. Cela a commencé à l’école : l’histoire européenne faisait partie du cursus scolaire. Quand j’ai grandi, j’ai continué à lire sur l’histoire, la littérature et la philosophie occidentale. J’ai lu des grands écrivains et intellectuels tels que Balzac, Rousseau, Camus, Dostoïevski et bien d’autres, alors que nous en tant que peuples et cultures arabes nous continuons à être ignorés de vous. Il y a beaucoup de raisons qui ont voilé, brouillé ou éloigné notre culture arabe de la vôtre. Je ne m’attarderais pas sur ces raisons maintenant, je le ferai peut-être une autre fois, dans une autre discussion ou dans une autre lettre.

Chère Catherine, tu veux savoir pourquoi je suis là, loin de mon pays, et ce que je ressens ? Tu as posé la question simplement et avec amour, et moi je vais te répondre simplement et avec amour, même si ce n’est pas simple, c’est en fait la chose plus difficile et la plus complexe de ce qui se passe dans notre monde contemporain. C’est la guerre, Catherine !

Cette créature simple et complexe, douce et cruelle, appelée être humain, est redevenue un monstre quand sa férocité primitive qui réside encore dans ses profondeurs cachées a soudainement émergé. Un monstre qui tue, attaque, viole et fait tout ce qui est inhumain.

« Dans la guerre, tu n’es plus toi-même, tu es surpris par des choses que tu pensais constantes, tu es surpris de constater qu’elles changent, et à quel point ton moi intérieur est fragile, qu’il peut facilement être arraché par l’avancée d’une tempête de changements majeurs qui s’imposent avec force. La guerre nous met face à nous-mêmes, elle nous dit clairement : Voilà qui vous êtes, apprenez à vous connaître. »

J’ai écrit ces lignes dans mon roman Le Tango de la Passion qui parle de la  souffrance, du massacre et des déplacements qui ont eu lieu dans mon pays, la Syrie, de comment l’être humain devient quelqu’un d’autre en temps de guerre. Nous avons été condamnés à nous noyer dans une guerre sanglante et stupide causée par la tyrannie au pouvoir. Parce que les gens se sont révoltés contre l’injustice, ils ont voulu la liberté. Le monde ne nous a pas soutenus, il s’est contenté de nous regarder.

Je déteste la guerre. Je déteste la violence. Je déteste la politique. Le problème est que c’est la politique qui nous aime, elle coule dans nos veines, nous les Syriens, tout le monde s’en mêle. Tu te demandes peut-être pourquoi ?

Parce que la politique se mêle de tous les aspects de nos vies, à commencer par la petite marge de liberté qui ne nous est pas accessible, en passant par le savoir et l’éducation. Elle se mêle de ce que l’on mange et de ce que l’on boit, du chant et de la musique, et parfois même de l’amour, du mariage et du divorce, car notre peuple est constitué d’une mosaïque d’ethnies, de nationalismes, de religions et d’appartenances.

Je peux en même temps me présenter d’une autre manière, car je ne suis pas uniquement une femme venue de la guerre. Je suis avant tout une femme normale qui mange, boit, aime, rêve, pleure, ressent de la tristesse et du manque.

Et j’écris…

Tu m’as demandé quel était mon rapport à l’écriture ?

L’écriture me sauve…

Elle me permet de mener une lutte douce avec moi-même, de chercher la beauté de mon âme dans une mer agitée. Il ne s’agit pas uniquement de romantisme, mais de la capacité de l’écriture à dévoiler des mondes cachés en moi, des mondes vers lesquels je vais doucement et tranquillement.

J’écris sur l’amour, la femme, l’homme, l’être humain, son monde intérieur, sur ce monde difficile et sur le temps, sur cet instant qui s’échappe sans jamais revenir.

J’écris de la poésie, je suis émue par le chant des oiseaux, mon cœur se réjouit quand une rose apparaît le matin. J’écris sur mon pays, la Syrie, sur l’être humain qui souffre, sur la guerre, sur l’injustice et l’oppression. J’écris sur notre mémoire ébranlée par le désespoir et la défaite, sur la division et la régression, sur les rêves qui meurent et sur la mort gratuite.

La mort dans mon pays ne ressemble pas à la mort dans un autre pays. Elle enlève son linceul pour porter le pays, porter sa destruction, son humiliation, sa déchirure, sa misère, sa colère, ses fractures et ses divisions.

Il semblerait que je ne puisse pas m’écarter de mon pays comme sujet. Je ne sais pas si cela veut dire quelque chose pour toi, je vais m’autoriser à penser que oui. Tu t’es décrite comme quelqu’un qui sait écouter les autres, et c’est vraiment le cas, tu m’as écoutée avec compréhension et calme pendant nos discussions.

J’ai lu avec intérêt et fascination sur les valeurs de liberté, de justice et de droits de l’homme ici. La Suisse est le refuge de nombreuses personnes qui ont été déplacées par la politique et les guerres. Je contemple avec émerveillement et admiration comment la vie suit ici son cours avec une extrême précision, comment les gens ici jouissent de richesse et d’abondance.

Parfois je me demande si c’est vraiment le cas ou bien si les choses sont plus compliquées ? La Suisse fourmille aujourd’hui d’étrangers et de migrants, je me demande si cela n’a pas provoqué une profonde fracture et une division de l’opinion, que ce soit au niveau de la rue, des partis ou du gouvernement ?

Tu t’interroges sur l’influence de la ville de Lausanne dans mon écriture.

Je suis en train d’écrire un roman que j’ai presque terminé. La ville de Lausanne joue le premier rôle dans ses événements. Je me cherche dans une ville à laquelle j’essaie d’appartenir. Peut-être que se concentrer sur soi n’est pas une bonne chose, mais je peux me racheter en faisant de mon être un objet d’expérimentation et de recherche. Comment relever le défi d’une vie, d’une culture et d’une langue différentes ? Comment dépasser le problème de la différence ? Et puis, est-il possible d’ignorer la question de la nostalgie ? Comment être objective devant une ville qui me fascine par sa beauté, alors que je suis prisonnière de ses lois ? Je ne lui rends peut-être pas justice quand je parle du poids de la routine qui ne m’a toujours pas accordé un permis de résidence permanente, ce qui me donnerait un sentiment de stabilité et de calme.

Cela veut dire beaucoup de choses…

Cette épreuve révèle l’éternel besoin qui accompagne l’étranger venu s’installer dans un autre espace que le sien, cet étranger qui devient l’invité de l’hospitalité et de l’aliénation. Dans une belle ville.

Chère Catherine, j’espère avoir répondu à quelques-unes de tes questions…

Ta proposition me plaît, je l’aime bien. Oui, tout ira bien.

Chadia Atassi

Lausanne, le 22 octobre 2022

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