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Lettres > Chadia Atassi & Catherine Lovey > Tout ira bien – Quatrième lettre

Tout ira bien – Quatrième lettre

Lettre de Chadia Atassi à Catherine Lovey, le 22 août 2023

Traduction: Sarah Rolfo

Chadia Atassi à Morges, en Suisse, à l’occasion de la fête des tulipes. © Privé

Chère Catherine,

Que ce matin te soit généreux…

C’est un matin typiquement suisse, vêtu de ses plus beaux atours : l’azur du lac Léman dans l’ombre pâle du jour, les cygnes dans leurs circonvolutions infinies, la ville française d’Évian qui nous fait signe depuis l’autre rive, et les Alpes aux sommets éternellement enneigés qui nous rappellent toujours que l’hiver est aux portes.

Mais la chaleur qu’il fait, chère Catherine, n’a rien de la Suisse ni de Lausanne ! Elle me rappelle une chaude journée d’août de mon pays, la Syrie.

Tu dis dans ta lettre que tu aimerais entendre la voix de la culture de l’autre, cette autre que je suis, moi, qui vient d’un pays dont la culture est différente, moi qui suis venue chercher la sécurité dans un pays de substitution. Je me demande si l’on peut construire une relation sur cette base. Cela y participe sans aucun doute pour une grande part, mais d’autres éléments comme le désir, la curiosité, l’intuition, une vision humaine profonde et complète, sont également essentiels, et ce ne sont pas les seuls sans doute, qui sait. Cependant, notre envie de découvrir la culture de l’autre est ce qui nous motive avant tout, c’est certain.

C’est pourquoi, chère Catherine, que dirais-tu que je t’invite à boire une tasse de café pour t’initier au cérémonial syrien du matin ?

Si cette guerre féroce a profondément meurtri l’âme syrienne, l’a brisée, nous sommes toujours ce peuple sentimental et mélancolique. Nous aimons commencer notre journée lentement, en prenant le temps de boire notre café. Un beau paysage nous ravit, une voix vibrante – c’est habituellement la chanteuse libanaise Fairouz qui accompagne nos matins – réveille nos sens. Lorsque nous grandissons, nos souvenirs, notre histoire, notre culture et nos appétences sont habités par sa voix de velours. Et cela ne serait pas exagéré de ma part de dire que la voix de Fairouz est appréciée dans l’ensemble du monde arabe, depuis la Syrie, le Liban, l’Égypte, la Jordanie jusqu’à l’Algérie, la Tunisie et le Maroc. Ses chansons ont créé des ponts culturels entre les générations, mais aussi entre tous les peuples arabes.

Sa voix inspira sa célèbre famille musicale, les Rahbanis, ces musiciens, compositeurs et poètes – dont les frères Assy et Mansour Rahbani sont les plus célèbres – devenus, par leur style unique mêlant tradition et contemporanéité, des symboles de singularité et de créativité. Ils ont été une source d’inspiration pour les jeunes en recherche de nouveauté et d’originalité tout comme ils ont profondément marqué le monde de la musique et contribué à construire l’identité culturelle d’une nouvelle génération.

Fairouz a chanté la patrie, l’amour, l’humain, la tendresse, la pluie, l’enfance, la paix, elle a chanté tout ce qui est profond, simple, beau et tout ce qui touche l’âme humaine dans toute sa complexité. Le secret fabuleux de ses chansons réside dans un mélange de poésie et de mélodies singulières, alliées à une performance remarquable.

Lorsqu’il s’est rendu au Liban en 2020, le président français lui a rendu visite chez elle pour lui rendre hommage et honorer son art. Bob Dylan, lauréat du prix Nobel de la littérature, a dit d’elle qu’elle était la voix de l’espoir et de la paix au Moyen-Orient. Elton John la considère comme une des plus belles voix au monde. Tant de gens parlent d’elle qu’il est vain d’essayer de tous les mentionner.

Oui, chère Catherine, cette guerre cruelle a profondément blessé l’âme syrienne et nous a laissés dans un état de profonde léthargie, peut-être que le mot léthargie ne convient pas tout à fait pour décrire ce qu’il s’est passé, il faudrait plutôt dire qu’elle nous a brisés, ce serait plus juste pour décrire l’effondrement profond qu’elle a provoqué en nous et qui demande une patience, un travail et un temps infinis pour nous faire tenir encore debout et retrouver un peu de la gloire de notre passé. Personne ne peut ignorer que c’est une civilisation ancestrale qui a vu le jour dans cette région du monde. Il me suffit de rappeler que Damas est une des plus anciennes villes de l’histoire toujours habitée, qu’elle a connu des empires et des civilisations antiques – phénicienne et araméenne entre autres – et a constitué un foyer culturel central dans le monde antique et moderne. Ses pierres ont été le témoin de tant de faits et de transformations historiques que nous racontent toujours ses sites historiques et ses vestiges, ses bazars, ses mosquées, ses églises et ses hammams.

Chère Catherine, tu écris que tu as pu me lire et découvrir une partie de moi à travers ma lettre. Je t’ai parlé de mon pays, de la guerre douloureuse qui s’y déroule et qui a nous a poussés, nous Syriens, à trouver refuge ailleurs, raison pour laquelle je me trouve ici, dans ce beau pays qu’est la Suisse. Tout comme je suis redevable de ce projet culturel et philanthrope que constitue « Écrire encore » et qui a permis notre rencontre, je suis également reconnaissante envers ces lettres qui m’ont fait découvrir qui était Catherine l’écrivaine, la chercheuse et la journaliste et ce qu’elle représente de la culture de son pays.

Je te suis reconnaissante personnellement aussi Catherine de m’avoir éclairée sur des éléments de l’histoire de la Suisse quelque peu confus pour moi. Tu évoques ainsi certains problèmes qui auraient pu conduire à diviser les Suisses. La langue, par exemple, puisque les Suisses n’ont pas de langue commune, ou la difficulté d’accepter des avis divergents. Et il y a toujours des habitudes et des visions différentes. Je me suis dit que bien heureusement tout cela restait de l’ordre du désaccord et ne menait pas à un bain de sang comme cela s’est produit en 1847 lors de la guerre du Sonderbund qui a abouti à la Constitution de 1848 et à la création de la Suisse moderne, un État central fort, mais dans lequel les cantons ont beaucoup de pouvoir.

Permets-moi, chère Catherine, de révéler que notre amitié n’est pas restée prisonnière de ces lettres, mais qu’elle a brisé les barrières pour prendre son envol.

Un jour nuageux qui annonçait une pluie légère, nous avons quitté la ville de Vevey dans la voiture de Catherine. Nous avons pris l’autoroute jusqu’à la frontière italienne. Nous l’avons quittée ensuite pour commencer à monter cette difficile et terriblement tortueuse route de montagne. Mon cœur battait à tout rompre et le taux d’adrénaline de mon sang était à son comble, mais la sensibilité, le discernement et la conduite élégante de Catherine, courageuse fille de la région et familière des montagnes, ont eu raison de la frayeur qui m’habitait ; j’ai pu contempler cette beauté sempiternelle et reculée qui offre, à celui qui le veut, une solitude totale, un lieu d’inspiration pour une écrivaine telle que Catherine et pour celui qui aspire à créer loin du bruit du monde. En toute simplicité, nous avons passé une journée exceptionnelle à 1500 mètres d’altitude. En dépit des nuages, en dépit d’une pluie coquine et factieuse, qui tombait tantôt drue, tantôt douce et calme, pour se rire de nous et laisser la place par moments à un ciel dégagé, en dépit des obstacles de la langue – entre l’anglais et un peu de français –, nous avons réussi à faire de cette journée une journée intimiste, hors du temps.

Pour terminer, je voudrais te dire, que – en tout cas je le ressens ainsi – dans cet intervalle nébuleux entre nostalgie de ma patrie et désir de me sentir appartenir à mon pays de substitution, la Suisse se révèle à moi toujours belle, solidement ancrée, porteuse d’une histoire de jubilation et de douleurs mêlées, magistrale, inspirante, discrète en ce qu’elle ne manifeste pas le bouillonnement qui brûle en elle.

J’ai beaucoup aimé ton expression « la salle des machines ». Il ne fait aucun doute que nous allons continuer à parler, à échanger sur notre vision du processus culturel, de ce qui se passe à l’intérieur et à l’extérieur de nos pays respectifs parce que le monde aujourd’hui est un village.

Avec toute mon amitié et mon affection,

Chadia

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