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Lettres > Suzan Samanci & Karelle Ménine > À bientôt tu sais – Quatrième lettre

À bientôt tu sais – Quatrième lettre

Lettre de Suzan Samanci à Karelle Ménine, le 10 mai 2023

Suzan Samanci, à Genève. © Sinan Kutluk

Chère Karelle,

lorsque j’ai reçu ta deuxième lettre datée du 26 février, j’étais profondément attristé par la perte de ma sœur bien-aimée, de trois ans ma cadette, qui luttait contre la maladie depuis un an, d’où le retard de ma réponse.

25 janvier. Tôt le matin, la voix à l’autre bout du fil, essayant de garder son calme, parlant doucement avec l’expérience d’un médecin, dit : « Madame Gülseren est décédée ! » À ce moment-là, comme ceux qui vivent des expériences de mort imminente, mes souvenirs que je pensais avoir oubliés, pris dans les aiguilles d’une montre suisse, se sont mis à tourbillonner et mon cerveau s’est engourdi. Je n’arrivais pas à pleurer, je ne pouvais que gémir : « Oh ma chère sœur ! » Tandis que je vis ce deuil, ma fille m’annonce la catastrophe du siècle, le grand séisme du 6 février : « Tout a été détruit, me dit-elle, la « Galeriya » de Diyarbakır s’est effondrée. » Et les journées d’art d’antan à la DSM (Centre des arts de Diyarbakir) défilent dans ma tête. Alors que le tremblement de terre ravage les pauvres provinces kurdes, ma douleur personnelle se mêle à la douleur générale. Je me fige.

Mon âme est dans un vide terrible ! Ne pas avoir pu retourner dans mon pays, ne pas avoir pu voir ma sœur pendant sept ans, ne pas avoir pu être à ses côtés durant sa maladie, ne pas avoir pu assister à son enterrement… me font plonger dans un gouffre de douleur. Tout est si sombre et froid… Son manque s’accentue dans le silence affolant de la nuit. Je me dis que c’est une illusion, je ne peux m’y résoudre, je ne peux l’accepter. Son absence est comme des éclats de verre dans mon cœur. Ma main se tend vers le téléphone, je tressaille devant la dure et douloureuse réalité de la vie. Je n’arrive pas à déverser mon chagrin, ni en paroles, ni en chansons. Alors que son regard triste et mystérieux ne me quitte pas, ma douleur personnelle se fige dans les cris des villes rayées de la carte, et je suis entraînée dans le puits profond de la douleur générale. Je me console un instant qu’elle n’ait pas vu cette terrible catastrophe sismique. Et après, ce sont les ruines de nos villes… Ceux qui réservent aux peuples la mort et les lamentations depuis tant d’années et leur imposent la pauvreté comme une fatalité ne se soucient guère des naufrages, des pillages ou des migrations.

Chère Karelle

Je n’ai pas envie de sortir, de lire ou d’écrire alors qu’appuyer ma tête contre les livres m’a toujours soignée, revitalisée tels les arbres dont les branches sont irriguées d’eau. Mon âme gémit dans un puits de néant. Je consulte mes notes et regarde des photos. Lorsque pendant le mémorandum militaire de 1971, nous avons été exilés à la ville aux cheminées de fées, un jour d’hiver, le chauffeur qui en avait la charge a dit : « Ces petits ne supporteraient pas le long voyage, restons pour une nuit chez moi, nous partirons le lendemain. » Le froid nous brûlait les mains et les pieds. Lorsque nous sommes allés à la maison du chauffeur à Göksun, qui n’est plus qu’une épave depuis le tremblement de terre, ils avaient allumé le poêle-cuisinière et préparé le petit-déjeuner. Nous nous sommes allongés côte à côte sur le lit de sol tandis que la lampe sur le mur clignotait. « Tu crois que la ville des fées a des livres d’école et d’histoires ? » m’a demandé ma sœur. Je voulais lui raconter une histoire, mais la voix de ma mère a résonné : « Chut, les enfants, dormez ! » et nous avons cessé tout bruit. Quand nous nous sommes réveillées le matin, nous avons ouvert le rideau de chintz et regardé dehors. Tout était couvert de neige. Un feu était allumé dans le jardin, et les femmes qui entouraient le chaudron noir poussaient des lamentations pour la mort d’un travailleur saisonnier.

Chère Karelle, le 14 mai, il y aura des élections parlementaires et présidentielles dans mon pays et ceux qui sont au pouvoir depuis 21 ans ont provoqué l’effondrement de son système économique en exploitant les sentiments religieux du peuple et en mettant en place un système mafieux. Les populations sont affamées, pauvres et misérables. Les dissidents, en particulier les politiciens kurdes, les journalistes et les écrivains sont en prison depuis sept ans et moi-même depuis ce temps, je ne peux pas me rendre dans mon pays qui a été transformé en une immense prison.

La presse d’opposition a été réduite au silence ! Depuis un siècle, un pays qui se dit République est gouverné dans une soi-disant démocratie. Nous vivons sous les états d’urgence, les coups d’État militaires, les interdictions, nous vivons avec l’exil, les morts et les lamentations. Les gangs de voleurs ne veulent pas voir que les sociétés où règnent l’oppression, la violence et le danger de disparition s’unissent pour protéger leur existence et leurs libertés et que la révolte est inévitable. Les Kurdes, l’un des plus anciens peuples de l’histoire, se battent pour leur liberté depuis des siècles. Un peuple de cinquante millions d’habitants veut vivre avec sa propre langue, sa propre culture et se gouverner lui-même. C’est le droit le plus naturel de tout peuple et de toute culture, que peut-il y avoir de plus naturel que cela ? Et depuis plus de quarante ans, les Kurdes sont en guerre contre le régime turc.

L’histoire et l’avenir n’oublieront évidemment pas les ténèbres des années 1990, Halabja, la prison de Diyarbakir, Madimak, Roboski, les massacres de la gare d’Ankara et de Sur. Les romans, les histoires, les films et la poésie sont les véritables instigateurs de ces horreurs ; le processus historique nous dit que la vérité de l’histoire s’épanouit dans la conscience et le regard des artistes. Les vraies démocraties ne sont pas seulement un régime, mais aussi une façon de penser, une intuition, une compréhension, un regard. Nous resterons le cauchemar de ces hommes embourbés dans le crime. Dans les pays où règnent les tabous, les interdits, l’inégalité et l’injustice, ce sont les femmes et les enfants qui souffrent le plus de la lutte menée pour briser cette tradition destructrice et stigmatisante et revendiquer la liberté.

En Afghanistan, au Pakistan et en Iran, des êtres sont pendus à des potences, des femmes sont encore excisées et fouettées, tuées et jetées dans des gouffres au nom de l’honneur et des crimes d’honneur. Les vrais intellectuels sont ceux qui luttent pour la liberté des opprimés et des victimes et qui revendiquent la vérité.

Chère Karelle, en tant que Suissesse, tu ressens la douleur des Kurdes assassinées à Paris et ton cœur les pleure, et tu pleures aussi le Pakistan, l’Afghanistan, l’Iran et l’Ukraine. Tu sais que de nombreux intellectuels en France et aux États-Unis ont critiqué le colonialisme de leur propre pays et soutenu les mouvements d’autodétermination et de libération nationale. J’ai rencontré Sakine Cansız lors d’une séance de dédicace dans un festival culturel en Allemagne et j’ai été très impressionnée par sa personnalité, qui avait une unité d’âme et de corps et présentait toutes les caractéristiques d’une véritable femme révolutionnaire. Elle était la personnification d’une esthétique, d’une authenticité et d’une détermination. Bien que les femmes kurdes qui se battent au Rojava ne bénéficient pas d’une couverture suffisante dans la presse mondiale, elles occuperont la place méritée dans la littérature féministe et dans l’Histoire. Alors que j’écris ces lignes, les visages et les mots des femmes qui se battent pour la liberté défilent dans mon esprit.

Quel nom donner à cette tendance de déformer, minimiser ou ignorer les personnalités qui ont été les pionnières de la conscience de la liberté des femmes et qui ont marqué l’histoire par leurs pensées, leurs actions et leurs productions artistiques, Karelle ? Ceux qui ont puni de la guillotine la résistance d’Olympe de Gouges qui a participé activement à la révolution française et qui nous inspire, ceux qui ont eu peur de la conscience de Rosa Luxembourg et lui ont tiré une balle dans la tête en pointant : « Voilà la putain ! » et l’ont jetée dans le canal de Landwehr, continuent leur règne de manière grossière à l’Est et de manière plus masquée à l’Ouest. Ne sont-ce pas ces tyrans qui suscitent et poursuivent ces guerres ? En 1974, lorsque Leyla, une femme kurde qui voulait la liberté sous le régime irakien de Saddam, a été exécutée en novembre de la même année, elle a dit : « Mère, avec ma mort, des milliers de Kurdes se réveilleront, notre drapeau de la liberté flottera. Ne sois pas triste quand je mourrai, laisse-les faire un drapeau avec mes tresses. » Quarante-huit ans plus tard, pour Mahsa Jina Aminî, tuée par le régime iranien, les femmes se sont unies et ont fait de leurs cheveux des drapeaux.

Chère Karelle, je me demande pourquoi dans nos écrits à toutes les deux, pointent toujours un pessimisme, une vigilance contre les négativités et des plaintes ? J’aimerais mieux écrire, mettant à profit nos aspects romancier, conteur et essayiste, sur la mémoire romantique de Proust, celle ironique de Joyce, celle mathématique et philosophique de Musil, celle musicale et rythmique de Woolf et Herta Müller, celle épique et poétique de Yaşar Kemal. Bien qu’il soit douloureux que notre époque actuelle et sa mentalité ambiante nous laissent seuls avec ces réalités, d’une certaine manière, cela me console que ce soit la littérature et l’art qui perpétuent la vérité. J’ai été très touchée par ton souhait d’aller à Diyarbakır, d’atteindre ma bibliothèque et de m’en rapporter un livre. Comme j’aimais cette petite pièce remplie de livres. J’avais l’habitude d’houspiller, parfois de supplier, les enfants qui jouaient au ballon sous ma fenêtre parce qu’ils faisaient trop de bruit. Comme ces bruits me manquent maintenant. Quand je suis seule avec moi-même, j’oublie souvent où je suis, peut-être est-ce ce que je veux, je ne saurais le dire.

Bien que chaque être humain ait un sentiment d’appartenance, ce que l’on doit faire, tout en préservant nos origines et nos racines, c’est de vivre de manière productive et utile en maintenant la différence entre soi et l’autre. Il y a une phrase d’Ursula Le Guin : « Quand on quitte la maison, on ne peut plus y retourner », dit-elle. Les consciences interrogatives et créatives sont toujours dans un dilemme et ont en même temps l’âme nomade.

Bien sûr, je peux dire en passant que ma plume est devenue extrêmement libre. Je peux dire aussi que j’étais dans une situation d’autocensure dans mon pays d’origine, inconsciemment ou consciemment, et que nous ne pouvons exister pleinement qu’en transformant l’exil en acte de création et de production. Je pense que sans production et sans nourriture intellectuelle, non seulement en exil mais dans chaque situation de vie, nous pouvons inévitablement nous réduire au néant et à une existence fantôme.

Chère Karelle, dans quatre jours, il y aura des élections dans mon pays, susceptibles de changer son destin. Je suis très anxieuse et inquiète. En respirant profondément, je pense à cette phrase de Kafka : « Il y a de l’espoir, de l’espoir, mais pas encore pour nous », et j’essaie de penser à cet espoir au-delà du pessimisme tout en me disant que j’aurais moi aussi aimé pouvoir écrire des romans à l’eau de rose ou des romans fantastiques.

Hier, il pleuvait et je suis allée chez un fleuriste du côté de Meinier chercher quelques graines, quelques fleurs pour mon petit balcon. Sais-tu que lorsque la pluie a commencé à filtrer à travers les vitres du bus, j’ai pensé à Luce Irigaray, à ses réflexions sur le neutre ou l’impersonnel qui s’expriment au masculin quand on dit « il pleut », « il neige » ou « il faut », et qu’on ne pourrait changer la société sans changer la langue, ni changer la langue, sans changer la société.

Il est 17h12 à l’instant. Le bruit d’une ambulance emplit ma chambre. Alors que le soleil tremble sur mes hortensias, le regard du philosophe qui disait : « Nous sommes toutes et tous habitudes et imagination » se pose sur moi. Sommes-nous toutes et tous habitudes et imagination ? Sincèrement, je ne saurais le dire.

A bientôt, en toute amitié,

Suzan

 

10 mai 2023

17h26

Genève

Traduction par  Şeyhmus Dağtekin

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