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Lettres > Suzan Samanci & Karelle Ménine > À bientôt tu sais – Troisième lettre

À bientôt tu sais – Troisième lettre

Lettre de Karelle Ménine à Suzan Samanci, le 26 février 2023

Le chemin qui mène vers l’abbaye de Romont. © Karelle Ménine

Chère Suzan,

Par où commencer, et comment…

De la guerre en Ukraine dépend la situation kurde.

De la guerre en Ukraine dépend la situation syrienne.

De la guerre en Ukraine, nous dépendons toutes et tous partout dans le monde de différentes façons. Mais à cette guerre vient de s’ajouter en Turquie un tremblement de terre, qui en plus des habitantes et habitants de la région a emporté des syriennes et des syriens venu.e.s là tenter de trouver un peu de paix pour vivre, travailler, grandir. Le journaliste syrien Yaman Khatib a péri avec sa femme, ses enfants, ses parents, dans ce tremblement, en cette Turquie où il s’était réfugié depuis son pays. Il y a des vies sans repos, et peu de mots pour les dire. Il réalisait des documentaires sur la guerre, avec toujours une immense part d’humanité. J’ai regardé ce soir son film « Dans le piège d’Idleb ». Il y suit une femme, Arlam (j’ignore l’écriture de ce nom). Elle demande face caméra qu’on ne les oublie pas, ne serait-ce que par un mot. Elle le demande sans colère. Elle dit qu’un mot, dit par d’autres qu’eux, serait un soutien immense. De savoir qu’ils ne sont pas si seuls, pas si abandonnés. Ils le sont pourtant. Le peuple Syrien a été abandonné par la communauté internationale et meurt. Résistant, malgré tout, courageusement. Comme ton peuple.

Ce séisme révèle les failles des systèmes de ces pays, la Turquie, la Syrie, où se situe le territoire kurde situés en ces deux pays, où les victimes sont victimes deux fois, d’avoir eu des maisons de papier, d’avoir manqué de secours. Et d’être invisibles. Ton pays est aussi touché. Je te sais meurtrie par tout ceci, chaque jour.

Je t’ai proposé d’aller par la route chercher tes livres à Dyarbakir, de te les rapporter ici à Genève, pour que tu puisses de nouveau les lire. Mais, et je le comprends, tu m’as répondu : non… car tu veux un jour retourner chez toi. Ce ne sont pas les livres qui doivent venir à toi, mais toi qui dois donc revenir à eux. Cela est juste.

Tu m’as envoyé une photographie de toi, chez toi, devant ta belle bibliothèque. Des milliers de livres, ceux qui ont formé ta langue, ton écriture, qui t’ont accompagnée. Tu y es souriante, posée. Femme écrivain.

Que faire face à l’innommable.

Comment parler de la douleur d’un exil, comment l’alléger.

Que peut une lettre face à tout ceci.

 

Chère Suzan,

Je me suis souvent souvenue, dans ces moments, de l’attitude de Rainer Maria Rilke qui durant la Seconde guerre, ne pouvant rien faire d’autre, faisait la seule chose qu’il savait faire : écrire.

Je me suis souvent souvenue d’Annemarie Schwarzenbach qui, en 1942, tandis qu’un petit individu misérable voulait faire de l’homme blanc le seul visage humain, partait au Congo photographier et écrire la diversité de l’humanité.

On ne se transforme pas en soldat. On ne va pas prendre une arme. On écrit, voici ce que l’on fait à la nuit venue, dans le silence de nos chambres respectives. On écrit, comme l’on peut, ce qui nous traverse, nous étreint. L’écriture est pour cela, en cela, toujours une prière.

Le 24 décembre, 13 jours après la date de ta dernière lettre, trois personnes tombaient en plein Paris, trois kurdes assassinés, et je t’écrivais, inquiète te sachant en la capitale, demandant comment tu allais. Tu me répondais : « Je suis très triste. Je ne pouvais pas dormir la nuit dernière, J’ai aussi beaucoup souffert quand Sakine Cansiz et ses amies ont été tuées. J’aurais voulu que tu connaisses Sakine Cansiz. Quel peuple malheureux sont les Kurdes, n’est-ce pas ? »

Le crime de janvier 2013 revenait alors soudain à ma mémoire, remonté d’une image éloignée, d’un souvenir si flou. Réapparaissait ce que j’en avais retenu à l’époque : le meurtre de trois femmes abattues de plusieurs balles, dans les locaux du Centre d’information du Kurdistan de Paris.

Je me suis mise à la recherche des noms. Sakine Cansiz, Fidan Dogan (Rojbin) et Leyla Saylemez (Ronahi), puis Emine Kara, la responsable du Mouvement des femmes kurdes en France, Mir Perwer, chanteur kurde réfugié politique, et d’Abdurrahman Kizil, retraité.

J’ai songé que je faisais partie de cette génération ayant si souvent eu à découvrir dans les journaux les visages et les noms jusque-là inconnu.e.s de victimes d’attentats. Et que nous pouvions, un jour, en faire partie. Un mauvais jour.

Je me suis alors demandé quelles autres femmes dans le monde étaient abattues au nom de leurs combats.

Les femmes d’Afghanistan sont venues. Le 30 septembre 2022, plus de trente personnes étaient tuées dans un attentat suicide commis contre un centre de formation pour étudiantes et étudiants de Kaboul, et la plupart étaient des femmes.

L’Iran est venu. Le 16 septembre dernier cette fois, lorsque Mahsa Amini, cette jeune femme kurde iranienne de 22 ans, mourait sous la « garde » de la police iranienne arrêtée trois jours plus tôt pour port « inapproprié » du hijab. Les femmes et les filles iraniennes, subissant depuis plusieurs décennies une oppression sans relâche, ne pouvant pas porter ce qu’elles veulent porter, ne pouvant pas dire ce qu’elles veulent dire, sont descendues dans les rues, lançant un mouvement de révolte, brandissant leurs hijabs en l’air, risquant leur vie, rejointes par leurs camarades. Depuis, des centaines de manifestant.e.s sont tombé.e.s sous les tirs et les coups des autorités iraniennes. Des centaines de morts, dont je ne connaitrais jamais les noms.

Je suis remontée au mois de mai 2021 où une série d’explosions s’était produite devant un établissement scolaire pour filles de ce même quartier, faisant 85 morts, en majorité des lycéennes. Puis à 1995, en Algérie, où les attentats contre les femmes se multipliaient. Au Canada, où Marc Lépine et Alek Minassian avaient tous deux revendiqué leur haine des femmes pour fil idéologique de leurs crimes lorsque le 23 avril 2018 à Toronto, Alek Minassian fonçait délibérément dans la foule avec une fourgonnette, tuant 10 personnes, dont 8 femmes et lorsque le 6 décembre 1989, à l’Ecole polytechnique de Montréal, Marc Lépine assassinait 14 femmes avant de se suicider.

J’ai aussi pensé à la Colombie, où le 16 septembre 2015 Flor Alba Nunez, journaliste, était exécutée par les cartels pour avoir mené des enquêtes sur le crime organisé.

Et j’ai pensé à Anna Politkovskaïa, assassinée le 7 octobre 2006, elle qui dénonçait l’autoritarisme de Vladimir Poutine et les atteintes aux droits humains en Tchétchénie. J’ai alors découvert que celle qui l’avait remplacée, Natalia Estemirova, avait également été tuée, le 15 juillet 2009 et que cette même année Anastassia Babourova, journaliste ukrainienne de 25 ans, avait à son tour été abattue en plein Moscou, le 19 janvier.

Puis je me suis arrêtée de chercher.

Cela ne semblait plus avoir de sens. Ni que ces victimes aient été des femmes, ni les motivations de leurs meurtriers.

« Qu’ai-je fait ? » se demandait Anna Politkovskaïa, dans un texte retrouvé sur son ordinateur après sa mort. « Qu’ai-je fait ? … J’ai seulement écrit ce dont j’étais témoin. »

La page Wikipédia d’Emine Kara dit qu’elle était une combattante et militante kurde née au cours des années 1970 à Hilal en Turquie et qu’elle avait fui le pays pour le Kurdistan irakien après le massacre de son village en 1994. En 2014, depuis la région autonome du Rojava, elle avait participé aux combats contre l’Etat islamique. Blessée elle s’était installée en France et poursuivait, depuis là, sa lutte. Rojava est un nom. Rojava est une expérience, un système basé sur une diversité culturelle, ethnique et multiconfessionnelle et un engagement écologique. Une tentative.

J’ai voulu refermer la page.

Je n’ai pas pu.

Le 4 janvier dernier, dans le journal La Tribune, Lina Kennouche, docteure en géopolitique de l’université de Lorraine, publiait un article au titre en gras : « Les Kurdes, victimes collatérales de la guerre en Ukraine ».

Tout s’associait, comme un puzzle. Comme un labyrinthe.

Suzan, pourquoi ton peuple ne pleurerait-il pas ?

En janvier 1953, il y a donc 70 ans, Hannah Arendt notait dans son journal : « Was kann ich

wissen, was darf ich hoffen, was soll ich tun ? ».

Que puis-je savoir, que m’est-il permis d’espérer, que dois-je faire ?

Tu as mal, et je suis sans remède. Ta mélodie est une mélopée de larmes, que tu caches tous les jours derrière un grand sourire. En ton pays, en ces pays, des hommes et des femmes fuient. Ils ne veulent pas combattre pour une cause qu’ils ne comprennent pas. Ils ne veulent pas mourir pour d’injustes raisons. Elles ne veulent pas enterrer leurs fils, une fois encore. Elles ne veulent pas pleurer, une fois encore. Les Etats-Unis jouent un jeu dangereux, auxquels d’autres pays répondent avec les mêmes armes. Et les peuples creusent des tombes, toujours les unes par-dessus les autres, avec une dignité de cathédrale. Les corps des mourantes et des mourants servent de pierres, de socles, de marches pour atteindre un ciel qui n’en peut plus qu’on le supplie.

Suzan, pourquoi ton peuple ne pleurerait-il pas ? Le mien, aussi, devrait pleurer. Marguerite Duras demandait : comment est-il possible de ne pas penser tous les jours aux crimes du régime nazi.

Tous les jours. Je me demande : comment est-il possible de ne pas penser tous les jours aux crimes des régimes sanguinaires qui font de leur peuple une rivière de sang. Comment ne pas y penser tous les jours, non pour suffoquer, mais pour continuer de regarder ce que nous sommes, pour que ce regard pense, pour qu’il repousse l’oubli et pour que, cessant d’oublier, nous nous levions contre la misère, la faim, le feu, et toute forme de destruction. De disparition.

Comment est-il possible de ne pas penser tous les jours à la vie ?

Chère Suzan,

 

Il fait froid. Une tempête est venue. Les températures ont chuté, après les premiers bourgeons apparus. Ma mère m’envoie une photographie de sa table de jardin enneigée. Je suis partie travailler dans un monastère, à Romont. Je pourrais dire que je m’y suis réfugiée, tant la vie y semble soudain plus légère, sans téléphone, sans nouvelles, mais ce n’est pas un refuge, uniquement un temps d’arrêt, un lieu d’écriture. J’aime ces lieux hors du rythme des jours. La soupe est terminée. Je me rends aux complies. Je ne prie pas mais me glisse dans les voix des moniales, dans leurs chants, et y trouve une respiration.

Je te l’adresse.

Chère Suzan,

À bientôt tu sais.

Karelle, 26 février 2023.

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