À bientôt tu sais – Deuxième lettre
Lettre de Suzan Samanci à Karelle Ménine, le 16 décembre 2022
16 décembre 2022, à Genève
Chère Karelle,
Au début, lorsque j’ai lu ta lettre dans le train en rentrant de la soirée de lecture à la Literaturhaus de Zurich, je n’ai pas cherché à comprendre pourquoi cette phrase me touchait tant : « Écrire une lettre est une chose. T’écrire une lettre en est une autre. » J’ai profondément soupiré et j’ai murmuré : « Il chante toujours tranquillement l’ouragan que j’ai amplifié en moi ! » Tes mots, ton langage poétique, volaient comme des plumes dans mon compartiment silencieux. Les fleuves kurde, turc et français de la plaine de ma langue vibraient, montaient, comme s’ils se tendaient les uns vers les autres, s’embrassaient. Puis quand ils se sont retirés dans leurs lits respectifs, je me suis sentie mal à l’aise pendant un moment. « Où suis-je ? » me suis-je demandé.
C’est le dernier mois de l’année. La chute de la neige s’accélère, recouvrant les branches nues des arbres. Il règne une subtile pagaille, apparaissent des indices de gare. Un jeune homme avec un bouquet de roses rouges à la main s’assied près de moi. Tout en songeant au bonheur qui se dilatait dans les plis de ses lèvres, corps satisfait et libre, j’ai vu ses roses se refléter dans les lunettes de la femme aux cheveux argentés endormie face à moi. J’ai relu ta lettre, chère Karelle, et c’est alors que l’échiquier des mots, du temps et de l’espace, des illusions et des ombres, s’est ouvert dans ma conscience.
Quand j’ai vu en descendant du train et en rentrant chez moi les merveilleux chocolats et les macarons colorés dans les vitrines éclairées, j’ai repensé aux enfants de nos contrées qui attendaient du pain et seulement du pain, leur nez écrasé contre la vitre. Les yeux de ceux qui commandaient du chocolat viennois avaient-ils vu les corps d’enfants enflés ou criblés de balles qui s’échouaient parfois sur les rivages ?
Calvino dit : « Une ville se révèle différemment selon qu’on l’approche par la terre ou par la mer. » Quand vous la regardez de loin et de l’extérieur aussi, tout paraît très diffèrent. Je ne peux pas l’expliquer, je ne fais que vivre cette tristesse à distance, je ne peux pas échapper aux affres de la douleur. Mes rêves sont silencieux, mais mon espoir demeure !
Chère Karelle, tu as visité ma ville natale et tu t’y es baladée… Si seulement les murailles mystérieuses à l’ombre desquelles les enfants jouent pouvaient s’exprimer, se faire entendre… Les villes et les pierres pleurent aussi. Vivant loin de mon pays, je ne veux pas être irrémédiablement blessée et me laisser emporter par une nostalgie qui me détruirait au milieu de l’armée des rancuniers. Tu me demandes comment je ressens l’absence de Diyarbakir. Dans ma langue maternelle, qui est interdite depuis des lustres et dont l’existence n’est toujours pas reconnue, je dirai : « Chère Karelle, ma douleur, notre douleur, est si profonde ! »
Tout ce qui est nouveau, tous les débuts sont difficiles, douloureux et nécessitent une restructuration de soi. Je suis allée à la cathédrale Saint-Pierre à plusieurs reprises, mais je n’ai pas pu envisager de monter ses escaliers étroits. Les églises et les mosquées ne sont que de l’art, que vitraux et acoustique, et les livres saints sont des romans et des poèmes. Ceux qui en tordent les mots et les couleurs à leurs propres fins se reconnaissent entre eux. Les indigènes guatémaltèques disent : « Tout est dans le mot, il n’y a rien en dehors du mot. »
Aujourd’hui, j’ai de nouveau voulu aller à la cathédrale pour saluer la chaise de Calvin et m’adresser à elle : « Sais-tu, ô chaise, qu’à Istanbul, un père, chef d’une secte religieuse, a marié sa fille de six ans à un de ses disciples âgé de 29 ans ?! » Le destin, l’éligibilité, les élus, les damnés, le salut, le pardon et la bénédiction. « Ils se prennent pour qui ? » ai-je soudain crié dans le vide. Il fait froid, il tombe une neige fine, et les oiseaux des neiges atterrissent et décollent en rythme sur les toits.
Genève, qui sent le parfum et la richesse, ne me console pas, mais les traces des écrivains et écrivaines qui ont trouvé accueil sur cette terre et celles et ceux qui ont grandi ici me consolent. Comment aurais-je pu savoir qu’un jour je me promènerai dans la ville où Musil a été enterré, et dont il disait : « Les villes sont comme les humains, on les reconnaît à leur allure ! » Chaque fois que je visite la vieille ville, je pense à celles et ceux qui ont vécu dans ces maisons dont chaque pierre regorge d’histoire et sourit comme un secret, à ceux qui ont arpenté ses rues. Je passe devant la maison où vivait Borges, lui qui considérait le paradis comme une immense bibliothèque et qui disait : « Le temps est un fleuve qui m’emporte, mais je suis le fleuve ; c’est un tigre qui me déchire, mais je suis le tigre. » Je pense à Rousseau, à ses idées sur la nature, la liberté, les lumières, la paix, mais je lui en veux pour ses propos sur les femmes.
Chère Karelle, tu dis : « Je me demande ce qu’est devenu Diyarbakir. »Un dicton dit : « Qui demande des nouvelles peut entendre mille lamentations ! » Voilà, l’histoire se répète inlassablement. Même les pierres de basalte noire, les rues pavées, les œuvres silencieuses, églises devenues mosquées avec leurs minarets blancs, ne supportent plus les lamentations et les morts. Nos vies sont soumises aux lois martiales instaurées, aux états d’urgence et à : « C’est interdit, honteux, péché, arrête-toi et sort ta pièce d’identité ! »
Bien que la nature des êtres humains soit la liberté, il existe une règle intrinsèque à cette nature : quand il y a des interdits, les masses se rassemblent. La vérité n’est-elle pas entre les mains des marginaux et des minorités plutôt qu’entre celles des puissants et des intellectuels ?
Chère Karelle, pendant que je t’écrivais ces lignes, j’ai pris un café et j’ai jeté un coup d’œil aux informations de mon pays. C’est tout simplement effrayant ! Mon pays ne respire plus et s’est transformé en une immense prison ! Non seulement les Kurdes sont en danger, mais aussi celles et ceux qui s’opposent au régime, même faiblement. Les systèmes qui détruisent encore l’humanité et la nature pour leur propre intérêt sont effrayants. Dans les territoires vaincus, oubliés du monde, beaucoup d’Anne Frank prennent inlassablement des notes pour l’histoire. Dans ma préadolescence, quand j’ai lu le journal de Frank, j’ai dû brûler un cahier appelé « Kitty » quand j’ai réalisé que je ne pouvais pas écrire librement. Seuls ceux qui vivent dans un univers où les livres, les chansons et les couleurs sont considérés comme des crimes peuvent comprendre ce sentiment…
Est-il possible d’oublier Auschwitz, Dachau, Treblinka, Bergen-Belsen ? Et qu’en est-il de la voix des enfants, les yeux brûlés par cette pluie jaune safran, qui se réfugiaient dans les jupes de leurs mères à Halabja, en Kurdistan irakien, en disant : « Maman, il y a une odeur de pommes ! » Comment oublier les voix de celles et ceux qui ont piétiné des milliers de morts et se sont dirigés vers la frontière sans nourriture ni eau ? Pourquoi ces voix n’ont-elles pas été entendues, pourquoi le monde a-t-il fait le sourd-muet ? N’est-il pas étrange que l’humanité, qui a créé notre civilisation et nos technologies, ne puisse pas protéger la sérénité ? Et que dire des tas d’oiseaux morts sur les rives du Tigre et de l’Euphrate ? Les villes avec des forteresses connaissent à la fois la captivité et le courage.
Les montagnes ne sont pas une illusion mais une réalité ! Aussi réelle que celles qui se coupent les cheveux pour Jı̂na Emı̂nı̂ ! Nos femmes, qui outrepassent les rôles, le silence qui leur est assigné, et qui rejettent l’idée d’être nées de la côte d’Adam – elles renaissent de leurs propres cendres en Mésopotamie.
Alors que j’essaie de faire de la vie ici un acte existentiel, les oies sauvages de Kusturica s’envolent dans ma conscience avec le rêve d’un avenir plus libre. Je dérive vers une douce contemplation. Alors que les bardes aux visages brûlés par le soleil chantent dans l’immense plaine jaune l’épopée Mem û Zîn d’Ehmedê Xanı̂, les mélodies de Theodorakis vibrent dans ma chambre qu’embaument les narcisses dans la nuit du Newroz et du clair de lune. Je sursaute.
Chère Karelle, que le châle couleur noisette tricoté par ta mère t’inspire les pensées les plus belles et les plus créatives. Dans cette matinée très sombre, je conclue ma lettre en pensant à Herta Müller qui dit : « Je n’avais pas prévu ça. Je me suis demandé, où es-tu au juste ? Il vaut mieux reprendre ta valise et partir, mais où ? »
En toute amitié, à bientôt.
Suzan
Traduit du kurde par Yakup Karademir
Relu par Şeyhmus Dagtekin, France Besson-Girard et B.A. Rouffaer